Souveraineté et Économie: précisions constitutionnelles
La question de la souveraineté, souvent traitée comme un simple problème de théorie politique ou de droit constitutionnel, ne saurait être comprise dans toute sa portée qu’à partir d’un cadre métaphysique rigoureux. Dans la tradition idéaliste, et singulièrement dans la philosophie hégélienne, la souveraineté n’est jamais un fait sociologique ou un artefact institutionnel : elle est un attribut du Spirituel, un concept qui relève de la philosophie première avant de relever de la science politique. Comme le rappelle Hegel, « der Staat ist die Wirklichkeit der sittlichen Idee »: « l’État est la réalité effective de l’idée éthique » (Principes de la philosophie du droit, § 257). Cela signifie que toute communauté politique authentique trouve sa vérité dans une réalité plus haute qu’elle-même : celle de l’Esprit, seul véritable souverain.
I. La souveraineté comme attribut de l’Absolu
Dans la tradition idéaliste, l’« Esprit » (Geist) désigne la réalité absolue qui se déploie à travers l’histoire, l’institution et la liberté. Il n’est pas une entité psychologique, mais la puissance même par laquelle la liberté devient objective. Hegel affirme ainsi que « l’Esprit est la vérité de l’être » (Encyclopédie des sciences philosophiques, § 384). En ce sens, la souveraineté appartient originairement à l’Esprit, comme puissance normative, rationnelle et auto-fondatrice.
La souveraineté, comprise métaphysiquement, est donc l'autorité par laquelle le droit existe. Elle n’est pas un pouvoir arbitraire, mais la source même de la légitimité. Hegel l’exprime sans ambiguïté : « La volonté libre, qui veut la liberté, est la substance du droit » (Principes, § 29). Le souverain n’est souverain que parce qu’il est volonté rationnelle, c’est-à-dire Esprit.
Dans le cadre démocratique contemporain, cette souveraineté métaphysique se déploie historiquement par des médiations politiques concrètes : peuples, constitutions, institutions internationales. L’article 3 de la Constitution française de 1958 disposant que « la souveraineté nationale appartient au peuple » ne signifie donc pas que le peuple est souverain par lui-même, mais qu’il est le lieu où la souveraineté de l’Esprit se rend active, au sens hégélien où « l’Esprit ne se veut qu’en se posant ». La médiation populaire est la modalité de réalisation du souverain, et non son origine ultime.
Dans cette perspective, la souveraineté démocratique ne peut être comprise sans référence à l’Esprit comme principe transcendantal, car c’est lui qui confère ce que la doctrine des droits fondamentaux appelle « le droit à avoir des droits », selon la formule d’Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, 1951. La dignité humaine, inscrite dans tous les textes fondamentaux, notamment dans le préambule de 1946, ne se déduit pas d’un fait biologique, mais d’un don originaire du souverain, c’est-à-dire de l’ordre rationnel de l’Esprit.
II. La médiation politique : peuple, État, ordre démocratique mondial
La souveraineté spirituelle ne flotte pas au-dessus des institutions : elle s’y incarne, conformément au principe hégélien selon lequel « l’Esprit n’existe qu’en se faisant monde ». Les peuples démocratiques et les institutions internationales telles que l’ONU sont précisément les médiations historiques par lesquelles se manifeste la souveraineté de l’Esprit dans l’époque moderne.
Dans l'État moderne, le souverain ne commande pas de l’extérieur : il s'auto-institue. Le peuple n’est pas la source autonome de la souveraineté, mais son instrument historique. Ainsi, l’article 3 de la Constitution doit être lu philosophiquement : l’Esprit exerce sa souveraineté par, et non contre, la médiation populaire.
Cette lecture explique aussi pourquoi le droit moderne, selon Kelsen, suppose un Grundnorm, une norme fondamentale non déduite d’un fait mais postulée comme condition de validité (Reine Rechtslehre, 1934 et 1960). L’interprétation hégélienne permet d’identifier cette norme fondamentale à l’Esprit lui-même, compris comme ordre rationnel immanent à la communauté juridique mondiale. La convergence entre Kelsen et Hegel devient alors manifeste : une seule souveraineté, impersonnelle et rationnelle, garante de l’unité du droit.
III. L’économie comme sphère matérielle au service du souverain
La distinction entre Esprit et matière est ici cruciale. Le terme « Esprit » (spiritus) désigne l’opposé conceptuel de la « matière » (materia), cette dernière étant le domaine du quantifiable, du manipulable, du mesurable. L’économie appartient à la sphère matérielle. Elle porte sur les ressources, les flux, la production, la distribution : bref, sur ce que Hegel appelait la « sphère des besoins » (Principes, § 189).
L'objectif de l'économie est donc fondamentalement instrumental. Elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’une fin plus haute : la réalisation de l’Esprit dans le monde. C’est pourquoi Hegel affirme que « la sphère économique doit être intégrée à l’éthicité », c’est-à-dire subordonnée au bien commun (§ 189-208).
L'économie est le moyen; la politique (au sens noble : réalisation du droit et de la liberté) est la fin.
Autrement dit, l’économie est l’organe, non le cœur. Elle fournit la matière dont l’Esprit se saisit pour déployer sa normativité. L’efficacité économique accroît la capacité du souverain à réaliser ses fins : justice, droit, liberté, dignité. Toute subordination de la politique à l’économie est une inversion illégitime de l’ordre rationnel.
Cette idée traverse toute la philosophie moderne. Aristote déjà distinguait l’« oikonomia » (gestion domestique des biens) de la « politikè » (art de gouverner la cité) : seule la seconde vise le souverain bien (Éthique à Nicomaque, I, 1). Hegel, quant à lui, voit dans cette hiérarchie la structure même de la liberté objective.
Conclusion : l’unité du spirituel et du matériel dans l’ordre démocratique
La souveraineté, loin d’être un mot vide ou un slogan politique, renvoie à une structure ontologique profonde : la primauté de l’Esprit comme autorité fondatrice du droit, de la dignité et de la communauté politique. L’économie, en tant que domaine matériel, n’acquiert son sens qu’en se rapportant à cette fin supérieure. Une démocratie fidèle à elle-même ne peut donc subordonner la politique à l’économie ; elle doit faire de l’économie un instrument de la liberté.
Ainsi se vérifie la thèse hégélienne selon laquelle la souveraineté véritable n’est jamais celle d’un individu ou d’un groupe, mais celle de l’Esprit se manifestant progressivement dans l’histoire : un souverain universel, rationnel, immanent et cosmopolitique.
François-Yassine Mansour
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