Négation de l'Esprit chez Julien Rochedy
Sous
les dehors d’un manifeste identitaire, Qui sont les Blancs ? Généalogie
d’une identité interdite (éditions Hétairie, 23 septembre 2025) met en
scène une angoisse plus profonde : celle d’un sujet collectif qui refuse la
castration symbolique et se réfugie dans la fable d’une pureté perdue. La race
y devient le miroir du moi blessé, un fétiche dressé contre le manque.
Julien
Rochedy entreprend de rendre à la race ce qui revient à l’Esprit ; mais ce
renversement trahit la confusion la plus radicale entre le fondement et
l’apparence. En cherchant dans la matière l’origine du sens, il idolâtre la
chair là où la philosophie découvre la Révélation. Ce livre n’expose pas une
généalogie de l’identité, mais la généalogie d’une régression.
L’analyse
de l’ouvrage, qui promeut une forme d’athéisme de droite glorifiant
l’impérialisme et substituant la race à l’Absolu, révèle une contradiction
fondamentale au cœur de la pensée idéaliste précédemment présentée dans « Spiritualisme
et vieil-hégélianisme de Jean-Louis Vieillard-Baron (1944-2025) » et un
refoulement symptomatique du sujet chez Lacan.
La
chute idéaliste : la race comme idolum fori philosophique
Le
cœur de l’erreur philosophique de Rochedy réside dans la confusion entre le
Fini et l’Infini, le Matériel et l’Esprit. L’auteur attribue à la « race
blanche » (concept empirique, biologique, historiographique) la puissance
génératrice de la rationalité, de la civilisation, de la culture universelle :
« énergie, effort, militarisme, sens de la propriété, esprit d’indépendance,
pragmatisme, curiosité, rationalité, individualisme, morale intériorisée,
altruisme, sentimentalisme, universalisme, impérialisme, goût de la règle et de
la liberté : autant de traits hérités … transmis pendant des millénaires
jusqu’à nous. »
Dans
un cadre conceptuel hérité de l’idéalisme allemand (et de Hegel
en particulier), l’Esprit
est ce qui se déploie,
dépasse, unifie et non ce
qui s’enracine dans une donnée matérielle fermée. Hegel saisit ainsi,
dans les Principes de la philosophie du droit, que l’Esprit objectif se
manifeste dans les formes de la liberté concrète (famille, société civile,
État), non dans une essence naturelle immuable.
Rochedy,
à l’inverse, semble faire de la « race blanche » non un moment historique ou
une condition, mais un sujet ontologique et métaphysique. Cette hypostase
conduit à inverser la relation sujet–objet : la race devient le sujet (le
substrat) de l’Esprit, alors que l’Esprit devrait être le processus (le
devenir) qui subordonne le substrat naturel.
En
faisant de la race une idole (un idolum fori philosophique), on manque
l’universel et on s’enferme dans la contingence historique et géographique. Le
discours se pose comme défense identitaire plutôt que comme interrogation
métaphysique.
Schelling
et la transcendance de la Révélation
L’opposition
à Schelling est ici instructive. Schelling, dans sa Philosophie de la
Révélation, insiste sur l’idée que le développement de la conscience n’est
pas un processus purement immanent mais requiert une intervention (une
Révélation) de l’Absolu pour sortir de la nécessité naturelle. Schelling
affirme que « l’histoire est une manifestation progressive et continue de
l’Absolu ». Cette formule signifie que l’Esprit, l’Absolu, n’est pas
entièrement donné dans la nature, dans la race, dans le biologique, mais qu’il
a une origine transcendante et qu’il se révèle progressivement, par l’histoire,
la liberté, l’altérité. La « simple » immanence d’une essence raciale qui
porterait d’emblée la civilisation rationaliste est donc étrangère à l’esprit schellingien.
Quand
Rochedy ramène tout l’élan rationnel, scientifique, moral à l’ « identité
blanche », il affaiblit la dimension transcendante (ou au moins
auto-transcendante) de l’Esprit. Il réduit ce qui devrait être un processus
libératif (l’Esprit se libérant de la Nature) à une permanence
biologico-historique. Autrement dit : ce qui chez Schelling et Hegel est
dépassement (Aufhebung), ici devient immobilisation.
L’hypostase
du fini selon l’idéalisme dialectique
Dans
une lecture « vieil hégélienne », on peut voir que Rochedy commet un double
geste problématique : D’une part, il naturalise ce qui est spirituel (la
rationalité, l’universalisme, la morale). D’autre part, il fige l’histoire dans
un récit téléologique et linéaire où la « race » est à la fois origine, moteur
et finalité.
Or,
Hegel ne conçoit pas l’histoire comme l’épanouissement d’une essence raciale
mais comme le devenir de l’Esprit, qui s’objectivise dans la culture, se
reconnaît dans la liberté, puis revient à lui-même. En ce sens, l’« Esprit »
(Geist) n’est pas un attribut de la « race », mais la dynamique du dépassement
de l’immédiateté.
Rochedy,
en retour, s’inscrit dans une vision qui rappelle l’idée d’une civilisation «
faite une fois pour toutes » par un peuple donné, ce qui va à l’encontre de
l’idée hégélienne selon laquelle l’universel se réalise par la médiation
historique et le travail du négatif.
Au
fond, l’erreur philosophique qu’il commet pourrait se résumer ainsi : la race
est au lieu de l’Esprit, la nature est au lieu de la liberté, l’immédiat est au
lieu du processus. C’est dire que l’acte d’inversion de l’esprit et de la
matière n’est pas l’apanage de la gauche, il existe aussi un matérialisme de
droite qui se fait de la matière une idole.
La
pathologie psychanalytique : symptôme du manque et forclusion du sujet
On
passe maintenant à une lecture psychanalytique lacanienne qui permet de repérer
comment l’ouvrage de Rochedy manifeste un symptôme identitaire : une tentative
de combler un manque ignoré.
Pour
Lacan, le sujet est toujours divisé, marqué par le manque-à-être. Le sujet ne
s’achève pas, il est structurellement en manque. Le désir de l’homme est le
désir de l’Autre. Il ne peut se construire que par reconnaissance, par
médiation symbolique. Lorsque l’on érige une identité raciale forte (« je suis Blanc
», « fierté blanche ») comme fondation absolue, on occulte cette division.
Dans
l’ouvrage, l’accent mis sur l’affirmation d’une « identité interdite » paraît
traduire une angoisse paranoïaque de perte, de marginalisation. Le blanc
devient ce qui doit se défendre, ce qui doit exister contre des forces qui
nient, effacent ou dénoncent. L’investissement dans l’identité raciale
fonctionne comme tentative de colmatage de la division constitutive du sujet.
La
race comme fétiche et l’objet petit a
Dans
cette optique, la race tient lieu d’objet petit a, l’objet cause du
désir. Au lieu que le sujet s’oriente dans le champ symbolique, dans l’Autre,
il s’identifie à la race comme cause première du sens, de la valeur, de la
civilisation. Il y a un déplacement : l’objet (la race) se fait sujet, garant,
et l’Esprit (la rationalité, l’universalité) se délègue à cet objet.
Le
geste est imaginaire : l’illusion que l’identité raciale peut combler le manque
originaire, qu’elle peut assurer la complétude là où, selon la psychanalyse, la
reconnaissance passe par l’Autre et par la castration symbolique. En attaquant
l’« Autre » (l’immigration, le « wokisme », la minoritisation), on rejoue ce
scénario de menace externe, qui mobilise l’identité raciale comme refuge.
La
forclusion du Nom-du-Père et le retour dans le Réel
Enfin,
l’athéisme de droite qui ne dit pas son nom chez Rochedy - athéisme car il
rejette logiquement la Révélation, le sens transcendant, l’Absolu
religieux comme cause concrète et effective dans l’histoire - peut être lu
comme une forclusion du Nom-du-Père symbolique (la fonction symbolique
garantissant l’altérité, la Loi, la médiation). Lorsqu’on rejette l’Absolu, on
tente de s’en passer au profit d’un absolu terrestre, d’une idole (ici la
race). Ce rejet est le symptôme d’une absence et d’un retournement dans le Réel :
l’Autre n’est plus un lieu de
reconnaissance, mais de danger, d’agression. Le monde externe est saisi
comme hostile, l’identité comme assiégée. Le discours raciste ou identitaire
devient une réaction à cette forclusion.
Force
est de constater que l’ouvrage de Rochedy ne se contente pas d’un programme
politique ou historique douteux ; il manifeste un sous-texte psychique :
l’instrumentalisation de la race comme rempart contre le manque, comme
compensation d’une perte de la médiation symbolique.
Narcissisme,
idéologie et refus de la castration symbolique selon Janine Chasseguet-Smirgel
L’érection
de la « race blanche » en idole et principe générateur de la civilisation,
telle que la propose Julien Rochedy, peut se lire, à la lumière de Janine
Chasseguet-Smirgel, comme la manifestation exemplaire de ce qu’elle nomme la maladie
d’idéalité. Cette pathologie du collectif, typique des idéologies
totalitaires et essentialistes, vise à restaurer un état de perfection
narcissique originaire, antérieur à la différenciation du moi et du non-moi, et
plus encore, à l’acceptation de la castration symbolique.
Selon
Chasseguet-Smirgel, toute idéologie de la pureté, qu’elle soit raciale, morale
ou politique, exprime la nostalgie d’un narcissisme primaire : celui d’une
unité imaginaire avec la Mère toute-puissante, où la Loi du Père n’est pas
encore intervenue pour instaurer la séparation, la limite et la pensée
symbolique. (Janine Chasseguet-Smirgel, L’Idéal du moi. Essai
psychanalytique sur la « maladie d’idéalité », 1975).
Dans
cette perspective, l’idéal d’une identité raciale pure et non divisée
correspond à une tentative de forclore l’Œdipe, c’est-à-dire de supprimer le
tiers symbolique qui fonde la Loi de la différence : différence des sexes, des
générations, des peuples, des cultures. La « race », ici, devient le substitut
fétichique du Nom-du-Père : un signifiant qui prétend garantir l’ordre et la
grandeur tout en supprimant la dimension de la transcendance et l’Absolu comme
Hegel et Schelling le pensent.
En
remplaçant l’Esprit absolu par le corps (race, nature, immanence), l’idéologie
opère une confusion entre le Moi et l’Idéal du Moi : elle cherche à abolir la
distance, à jouir de soi comme d’un absolu. Cette fusion illusoire n’est pas un
dépassement de la castration, mais son déni. Elle offre au sujet collectif la
promesse d’un paradis narcissique sans manque, sans altérité, sans histoire :
un monde sans négatif, donc sans Esprit.
Dès
lors, le rejet de l’Autre (l’étranger, le non-blanc, l’hétérogène) devient la
traduction politique de cette structure psychique. L’Autre n’est pas haï pour
ce qu’il est, mais pour ce qu’il rappelle : la division constitutive du sujet,
le manque irréductible que la Loi symbolique inscrit au cœur du désir.
L’idéologie identitaire le persécute parce qu’il figure ce qui résiste au
fantasme de complétude.
Sous
cet angle, l’athéisme identitaire de Rochedy n’est pas un humanisme libérateur,
mais une tentative de destituer l’Absolu transcendant pour lui substituer un
absolu terrestre (la race) qui comble imaginairement la perte du Père. C’est un
acte de violence métaphysique avant d’être une thèse politique : c’est la
régression du désir vers l’inceste spirituel, où l’individu et la race
fusionnent dans la certitude d’être le seul garant de la grandeur.
Conclusion
Ce
travail critique n’a pas pour ambition de « démonter » uniquement l’idéologie
de Julien Rochedy (cela serait facile), mais plutôt de montrer que cette
idéologie bute sur les deux grandes voies de l’idéaliste allemand : l’Esprit
(chez Hegel) et la Transcendance de la Révélation (chez Schelling). Elle
naturalise ce qui ne l’est pas, fige ce qui devrait devenir, et substitue une
instance identitaire à la fonction de sujet. Comme Charles Maurras hier, Julien
Rochedy renverse le Soli Deo Gloria de Luther en glorification d’une
cause empirique conçue comme seule cause efficace et même comme cause première.
Psychanalytiquement, cette position idéologique révèle un symptôme
d’incomplétude, une tentative de pallier la castration symbolique par l’idéal
de la race.
Il
reste quelque chose d’irréductible à la logique de Rochedy : l’Esprit, la
liberté, la médiation historique, l’altérité. Et c’est précisément là que l’on
peut reprendre l’œuvre de l’idéaliste et de l’analysant pour penser autrement :
non pas une identité fermée, mais un devenir ouvert. Sous le masque du courage
identitaire, c’est le vieux rêve du narcissisme intact qui se rejoue : abolir
le manque, tuer le Père, refuser la Loi. Mais un absolu sans transcendance ne
libère pas. Il étouffe.
François-Yassine Mansour
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