Le Masculin comme Fonction Symbolique : De la Caricature idéologique à la Violence sacerdotale du Sens

Dans la confusion contemporaine des discours sur le genre, l’apparition du masculinisme marque une régression du Logos à l’imaginaire. Cette réaction identitaire, qui prétend défendre le « masculin », en constitue en réalité la négation : non la manifestation d’un principe actif, mais le symptôme d’une perte de sens. Le masculinisme est au masculin ce que l’idolâtrie est à la religion : une fixation sur la figure au détriment de la fonction, une fétichisation du signe au détriment du signifiant.

Le problème fondamental n’est pas l’existence du masculin, mais son désarrimage symbolique. Lorsque la société, dans son excès d’immanence, efface la transcendance du Nom-du-Père (Lacan, Séminaire III, 1955-1956), le principe masculin se vide de sa fonction spirituelle et devient caricature de lui-même. Il se réduit alors à une posture défensive, voire agressive, qui mime la puissance mais trahit une angoisse de castration symbolique.

Le Masculinisme comme Symptôme : la Pulsion sans Loi

Lacan a montré que le Nom-du-Père, en tant que signifiant majeur, introduit la Loi dans le champ du désir et permet à la jouissance d’être symbolisée plutôt que subie. L’effacement du Nom-du-Père, sa forclusion, entraîne une montée du Réel brut, c’est-à-dire d’une jouissance sans médiation. Le masculinisme relève précisément de cette économie psychique : il cherche à restaurer la Loi par le geste violent même qui la contredit.

En termes hégéliens, il s’agit d’une négation abstraite (Phänomenologie des Geistes, 1807, §178 ss.) : le masculinisme dit « non » à la négation féministe, mais sans retrouver la médiation dialectique qui permettrait à ce non de devenir affirmation supérieure. Il reste enfermé dans le cercle de la réactivité, de la guerre des contraires sans Aufhebung.

Ainsi, le masculinisme n’est pas une révolte virile, mais une nostalgie infantile de la puissance. C’est le symptôme d’un monde où la transcendance symbolique, le paternal signifier, s’est effondrée, laissant la libido sans finalité spirituelle. Freud voyait déjà dans la compulsion de répétition (Jenseits des Lustprinzips, 1920) une tentative du psychisme pour retrouver une maîtrise imaginaire du manque ; le masculinisme en est une forme culturelle.

Le Masculin comme Archétype sacerdotal et martial

Le masculin archétypal, dans la lecture jungienne (Aion, 1951), se définit moins par la domination que par la fonction médiatrice entre le monde sensible et l’esprit. Le héros, le prêtre et le guerrier ne sont que des figures diverses d’un même archétype : celui qui met en jeu sa vie pour préserver ou rétablir le lien avec le transcendant.

Cette fonction sacerdotale et martiale renvoie à la double face du masculin : il est violence, mais violence sacrificielle. René Girard (La Violence et le sacré, 1972) a montré que le sacrifice n’est pas la destruction, mais la canalisation de la violence, sa transformation en rite d’unité. De même, le masculin véritable ne détruit pas, il offre. Il transforme l’énergie pulsionnelle en énergie symbolique, la force en sens.

C’est ici qu’intervient la dimension hégélienne : le masculin est le moteur de la dialectique là où celle-ci se fige. Dans la Science de la logique, Hegel écrit : « La négativité est le moteur du devenir » (Wissenschaft der Logik, 1812, I, 83). Lorsque la conscience s’enferme dans l’immanence close, la société de la jouissance et du calcul, le masculin réintroduit la négativité active, l’esprit de transgression qui déverrouille le mouvement.

Cette transgression n’a rien de prométhéen : elle est sacerdotale. Elle reconduit la matière à l’esprit, l’immanence à la transcendance. L’homme véritablement masculin, selon cette définition, ne domine pas le monde ; il l’offre.

La Violence sacerdotale : Offrande et Sublimation

Là où la psychanalyse voit le danger de la pulsion sans Loi, la métaphysique hégélienne offre la voie d’une sublimation dialectique. Le passage de la violence brute à la violence sacerdotale correspond au passage du sublime au beau, pour reprendre la distinction kantienne (Kritik der Urteilskraft, §23-29).

Le sublime est la confrontation directe avec l’infini, la démesure de la puissance ; le beau, en revanche, est la médiation réussie de cette puissance dans la forme. La vérité du masculin est d’accomplir ce passage : de transformer la sublimité destructrice de la force en beauté signifiante, en sacrifice porteur de sens.

Dans la symbolique chrétienne, cela correspond au passage de la Croix à la Résurrection : la force crucifiée devient lumière. C’est le mystère de la violence rédemptrice : ce qui blesse le monde devient aussi ce qui le sauve.

Le masculin accompli, ainsi compris, n’est pas celui qui exerce la puissance, mais celui qui supporte le poids du sens. Son acte véritable est le sacrifice de la jouissance immédiate au profit de la signification universelle: l’offrande du corps au Logos.

Le Nom-du-Père et la Transmission du Sens

Lacan fait du Nom-du-Père la clé de la symbolisation : c’est le signifiant qui permet la médiation entre la pulsion et la Loi, la chair et le verbe. Lorsque cette fonction s’effondre, le langage devient pure parole sans garantie, la virilité devient gestuelle, et la société se fragmente en identités concurrentes.

Le vrai Masculin, dans cette perspective, n’est ni domination ni réaction, mais garantie du sens. Il est celui qui fonde le langage, qui maintient le lien symbolique entre le sujet et la Loi. En ce sens, la fonction paternelle n’est pas patriarcale : elle est logologique. Elle ne consiste pas à imposer la loi par la force, mais à incarner la Loi dans la parole.

Hegel voyait déjà dans la Parole (le Logos) la médiation essentielle entre l’infini et le fini : « Le Verbe est la réalité absolue qui se donne à soi-même dans la représentation » (Vorlesungen über die Philosophie der Religion, III, 1827). Le Masculin, compris comme principe logologique, n’est donc pas l’homme biologique, mais le porte-sens, celui qui, par la parole, rend le monde habitable et ordonne la violence.

La Dialectique du Masculin et du Féminin

La vérité du masculin ne peut se penser sans le féminin. L’un et l’autre ne sont pas des essences, mais des moments dialectiques de l’unité humaine. Le féminin est la réceptivité de la forme, le masculin l’élan de la négation ; ensemble, ils constituent le rythme de l’Esprit.

Le déséquilibre actuel du monde, qu’il soit patriarcal ou postmoderne, provient de la rupture de cette dialectique. Là où le féminin est exalté sans le masculin, la vie perd son orientation transcendantale ; là où le masculin est absolutisé sans le féminin, la vie perd sa fécondité symbolique.

Dans la pensée hégélienne, la réconciliation ultime de ces principes s’opère dans le Christ : figure de la totalité où le Logos (le principe masculin) épouse l’Église (principe féminin) dans une union eschatologique. La masculinité véritable ne s’affirme donc qu’en se livrant au féminin, c’est-à-dire à la totalité de l’Esprit.

Conclusion : Le Masculin comme Garde du Sens

L’époque contemporaine, marquée par la crise du langage, de la Loi et de la transcendance, voit s’effondrer la figure symbolique du Masculin. Cette disparition engendre des caricatures compensatoires : virilismes, masculinismes, nationalismes identitaires: autant de réactions imaginaires à la perte du Nom-du-Père. C'est tout ce que manifeste la pensée de Julien Rochedy.

Pourtant, la vérité du Masculin, comprise à la lumière de Hegel, de Girard et de Lacan, demeure claire : il n’est pas domination, mais médiation ; non pas puissance, mais offrande ; non pas réaction, mais transcendance du sens.

La civilisation ne retrouvera son équilibre que lorsqu’elle reconnaîtra dans le Masculin la fonction de gardien du Logos, prêtre du sens, médiateur du réel et de l’absolu. Tant que cette fonction demeurera forclose, la violence tournera à vide ; mais lorsqu’elle sera rétablie, la dialectique du Masculin et du Féminin pourra redevenir, selon la formule hégélienne, « la vérité vivante de l’Esprit » (Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, §385).

François-Yassine Mansour

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