Fragment d'Anaximandre et Théodicée spéculative
« Les choses se rendent justice et se paient mutuellement la faute de leur injustice selon l’ordre du temps. » Anaximandre, fragment DK 12 B1
Cette parole, la plus ancienne de la philosophie grecque, contient en germe tout le développement ultérieur de la métaphysique de l’histoire. En confiant au temps la charge de la justice, Anaximandre pressent que le devenir n’est pas chaos, mais ordre rationnel du juste. Ce que la Grèce archaïque entrevoyait encore sous la figure du destin (moira), Hegel l’élève à la clarté du concept : la justice est la structure métaphysique même du réel, le Logos en acte.
Il ne s’agit plus, dans le système hégélien, d’un principe moral extérieur au monde, mais de la logique interne de l’être : la justice n’est rien d’autre que la rationalité immanente du devenir, la loi du Vernünftige selon laquelle tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel (Philosophie du Droit, Préface). Le monde n’obéit pas à une norme importée de l’au-delà, il s’autorégule par la nécessité de sa propre cohérence. La justice, loin d’être une valeur humaine opposée à la facticité, est la dynamique même par laquelle l’Esprit se réconcilie avec soi à travers la médiation de l’histoire.
Ainsi comprise, la théodicée spéculative n’“excuse” pas le mal, mais elle en dévoile la nécessité dans le déploiement de l’Absolu. Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel affirme : « Le vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant par son développement » (PhG, Préface). Or ce développement n’exclut pas le négatif : il l’implique comme moteur. Le mal n’est pas un accident contingent, mais le Travail du Négatif (Arbeit des Negativen) par lequel l’Esprit s’épure de ses contradictions.
La Justice absolue, parce qu’elle est identique à la rationalité divine, se manifeste doublement : transcendante comme Idée éternelle, immanente comme mouvement historique. La transcendance n’est pas un retrait hors du monde, mais la logique du monde même : Dieu ne s’oppose pas au devenir, Il s’y manifeste. Hegel écrit dans la Philosophie de l’Histoire :
« La seule idée que la philosophie apporte avec elle, c’est la simple idée de la raison : que la raison gouverne le monde, et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est déroulée rationnellement. » (Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Introduction).
C’est là le fondement de toute théodicée hégélienne : la foi rationnelle que la justice divine agit dans et par le temps. L’histoire est le procès de Dieu avec lui-même, non au sens d’un jugement moral, mais comme dialectique du vrai et du faux. Chaque époque, chaque peuple, chaque institution incarne une détermination de l’Esprit ; et quand cette forme se fige, refusant de se dépasser, elle s’effondre d’elle-même, victime de sa propre contradiction. La chute des empires n’est pas l’effet d’un caprice divin : c’est la manifestation d’une nécessité spirituelle, le retour du réel à sa vérité.
Ainsi, « le monde est le tribunal de l’histoire », formule que Hegel emploie précisément pour désigner la justice immanente (Philosophie du Droit, §340 Rem.). Ce tribunal n’est pas un juge extérieur : il est le mouvement même de l’histoire qui, par le jeu des destructions et des renaissances, accomplit la sublation (Aufhebung) des formes mortes. Ce qui contredit la raison se nie lui-même, car « l’irrationnel est inconsistant et voué à périr » (Encyclopédie des sciences philosophiques, §6).
Le mal historique (guerres, misères, effondrements) doit alors être lu comme passion rédemptrice. Hegel écrit :
« Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. » (Philosophie de l’Histoire, Introduction.)
Cette passion, qui se retourne souvent en souffrance, est l’énergie du divin travaillant dans le fini. La douleur du monde est le prix de sa transfiguration : « L’Esprit n’arrive à la vérité qu’en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu » (PhG, VI, C, iii).
De ce point de vue, la justice immanente est aussi eschatologique, non au sens d’un cataclysme extérieur, mais de l’achèvement interne du concept. Elle oriente le devenir vers la réconciliation ultime, ce que la théologie appelle Jugement dernier, Hegel le situe d'abord dans le Savoir absolu. Dans cet accomplissement, toute contradiction est abolie, non par suppression, mais par intégration. L’erreur devient moment de la vérité, le mal devient passage du bien à lui-même.
L’histoire universelle, dès lors, est la Passion de Dieu : le drame où l’Absolu s’aliène, souffre et se reconnaît. La justice en est le battement secret, ce rythme par lequel le divin se juge, se purifie et s’accomplit dans le monde. Ainsi, la prophétie d’Anaximandre s’achève dans la raison spéculative : le temps est le lieu de la justice, et le devenir, le mouvement du Logos vers son absolution.
François-Yassine Mansour
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