De la Sophistique apologétique de Matthieu Lavagna à la Méthode d’Immanence de Maurice Blondel : Critique de l’Extrinsécisme dans l'Apologétique

L’apologétique n’est philosophiquement recevable que si elle respecte la forme de la raison. Son objet, à savoir la justification rationnelle de la foi, ne saurait être atteint par un discours qui viole les règles de la méthode philosophique elle-même. Là où certains discours religieux prétendent faire œuvre philosophique tout en réduisant la raison à un simple instrument de persuasion, la tradition issue de L’Action de Maurice Blondel (1893) rappelle que toute apologétique valide doit procéder selon la méthode d’immanence, c’est-à-dire selon une analyse interne des exigences de la raison agissante.

L’apologétique extrinséciste, dont certains auteurs contemporains, tel Matthieu Lavagna, offrent l’illustration typique, substitue à la philosophie un art sophistique. Ce type de discours confond persuasion et démonstration, et méconnaît la condition première du travail rationnel : que la vérité, pour être crue, doit d’abord être comprise selon ses propres conditions de possibilité.

L’extrinsécisme comme négation de la méthode philosophique

L’extrinsécisme consiste à poser la foi comme un objet extérieur à la raison, que celle-ci devrait défendre à la manière d’un fait historique ou d’un axiome métaphysique déjà donné. Cette attitude contredit l’esprit même de la philosophie, entendue comme interrogation radicale sur ses propres principes. En termes blondéliens, elle rompt le lien interne entre la pensée et la vie, entre la logique et la praxis de l’intelligence.

Trois vices majeurs caractérisent cette forme de sophistique religieuse :

  1. L’hypothèse d’une raison neutre:
    L’extrinsécisme suppose que la raison pourrait, de manière purement théorique, démontrer la vérité de la Révélation comme on démontre un théorème. Mais, comme le note Blondel,

    « Il n’y a pas à sortir de l’homme pour savoir s’il y a lieu de sortir de l’homme » (L’Action, 1893, p. 370).
    La raison ne peut pas être extérieure à son propre exercice : elle ne juge la foi qu’à partir de son rapport intime à l’agir humain. Poser une raison neutre revient donc à postuler la possibilité d’un regard de nulle part - position logiquement et existentiellement intenable.

  2. L’équivocité catégorielle:
    L’apologétique extrinséciste confond les ordres de réalité. Elle passe du phénoménal au nouménal, du contingent à l’absolu, en prétendant dériver l’Être de Dieu à partir d’un enchaînement de faits historiques. Ce glissement illogique correspond à ce que Kant appelait une « amphibolie des concepts de la réflexion » (Critique de la raison pure, A260/B316) : une confusion entre les conditions empiriques de l’expérience et les conditions transcendantales de la possibilité du sens. Une telle démarche, loin d’être rationnelle, relève du sophisme de pétition de principe : elle présuppose la conclusion qu’elle prétend démontrer.

  3. L’irrévérence formelle:
    En philosophie, la forme du raisonnement vaut autant que son contenu. Une pensée qui évite la contradiction et la négation ne pense pas : elle décrit. L’apologétique sophistique refuse l’épreuve dialectique du négatif, c’est-à-dire le passage par la remise en question de ses propres affirmations. Hegel rappelait que

    « Le négatif est le moteur du vrai » (Phénoménologie de l’esprit, §32).
    Toute apologétique qui ne se laisse pas travailler par cette dynamique interne de la contradiction abdique toute prétention à la rationalité.

Blondel et la restauration de la méthode d’immanence

Contre l’extrinsécisme, Blondel rétablit l’unité du penser et du croire en démontrant que la foi ne vient pas de l’extérieur, mais de l’exigence interne de la raison agissante. La méthode d’immanence ne consiste pas à réduire le surnaturel à l’humain, mais à montrer que l’humain, dans sa structure même, appelle le surnaturel.

Blondel écrit :

« Il faut chercher dans la vie même de la pensée et de l’action les raisons de cette nécessité d’un au-delà de l’homme » (L’Action, p. 391).

La démarche blondélienne s’oppose donc à toute prétention à “prouver” Dieu par des arguments extrinsèques. Elle s’enracine dans l’expérience de la volonté et de l’action : l’homme agit, veut, se dépasse sans cesse, et découvre par là qu’aucune fin finie ne satisfait son désir d’infini. Cette insatisfaction n’est pas accidentelle, mais constitutive : elle est la marque d’une transcendance nécessaire.

Ainsi, la foi n’est pas la conclusion d’un syllogisme, mais la reconnaissance de ce que la raison découvre en elle-même : son incapacité à se suffire. Blondel parle à ce titre d’un « besoin de surnaturel » et précise que:

« Si l’homme refuse de reconnaître cette exigence, il ne peut qu’aboutir à la négation du sens même de son action » (Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine, 1896, p. 18).

Cette perspective n’est pas psychologique, mais métaphysique : elle concerne la structure ontologique de l’agir humain. Ce qui se révèle, ce n’est pas un affect religieux, mais la loi interne du devenir de la volonté : chaque fin atteinte renvoie à une fin plus haute, et cette ascension infinie désigne la présence implicite de l’Absolu.

La validité méthodologique de l’apologétique blondélienne

L’apologétique blondélienne se distingue par une rigueur formelle que ne possèdent pas les discours apologétiques de type Matthieu Lavagna. Elle n’introduit pas de postulats théologiques dans la démonstration philosophique : la question de Dieu ne surgit qu’à titre de nécessité logique, comme condition de possibilité du sens global de l’action humaine.

Elle s’inscrit ainsi dans la lignée des grandes philosophies réflexives - de Kant à Hegel - qui exigent que la raison justifie elle-même ses propres présupposés. Mais Blondel, en chrétien, va plus loin : il ne ferme pas la raison sur elle-même, il la laisse ouverte à son achèvement. Là où l’idéalisme dialectique identifie la réconciliation de l’esprit à la pure pensée, Blondel découvre une transcendance non déductible mais requise, non démontrée mais pressentie par la dynamique même de l’agir.

En cela, son œuvre accomplit la tâche que Pascal avait formulée contre le rationalisme :

« Il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué » (Pensées, fragment 418, Laf. 233).
Mais Blondel transforme le pari pascalien en nécessité ontologique : ce n’est pas un pari extérieur, mais un choix intérieur au mouvement de la volonté.

Conclusion : la raison en fidélité à elle-même

L’apologétique n’est philosophique que lorsqu’elle est d’abord phénoménologie de la raison agissante. Elle doit respecter ce que Blondel appelait le double respect : respect de la raison pour ses propres lois, et respect du mystère pour son irréductibilité.

Toute apologétique qui réduit la foi à une conclusion de raisonnement méconnaît ce double respect et s’exclut d’elle-même du champ de la philosophie. Blondel, à l’inverse, fonde une apologétique de l’immanence intégrale : une pensée de l’ouverture, où la foi apparaît non comme une thèse, mais comme la réponse intérieure à la logique de la vie de l’esprit.

Ainsi se vérifie que seule la méthode blondélienne, fidèle à la dialectique interne du vouloir, est à la fois rationnellement légitime et théologiquement cohérente. L’extrinsécisme, sous ses formes contemporaines, n’est qu’un simulacre de pensée : il confond la parole de conviction avec le discours de vérité.

François-Yassine Mansour

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