De la Logique hégélienne à l’Action blondélienne : la Sublimation philosophique de la Théologie

La philosophie post-kantienne se heurte à une tension constitutive : la finitude de la raison, d’une part, et l’exigence de l’Absolu, d’autre part. Contrainte de repenser le rapport entre spéculation et Révélation, elle ne peut plus concevoir la théologie comme une science annexe, ni la foi comme un domaine étranger au concept. C’est dans cette crise du rapport entre raison et transcendance que se manifeste, aussi bien chez Georg Wilhelm Friedrich Hegel que chez Maurice Blondel, un même mouvement structurel : la sublimation philosophique de la théologie. Celle-ci ne se confond ni avec une réduction rationaliste du dogme, ni avec une théologisation extérieure de la philosophie ; elle constitue une réconciliation dialectique où la Raison elle-même engendre la nécessité du mystère, et où la foi se révèle comme la forme achevée de la raison.

La Révélation absolue comme vérité du concept

Dans le système hégélien, la philosophie ne se contente pas d’interpréter les contenus religieux : elle en accomplit la vérité. L’objet de la foi et celui de la raison sont identiques ; seul leur mode de représentation diffère. La religion relève du registre de la Vorstellung (représentation imagée), tandis que la philosophie déploie ces mêmes contenus dans la transparence du Begriff (concept). Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel énonce : « La philosophie a ses objets en commun avec la religion. Toutes deux ont la vérité pour objet, au sens le plus élevé, à savoir que Dieu est la vérité, et qu’il est la vérité seule » (Encyclopédie, § 1). La théologie spéculative trouve ici sa justification : la philosophie est « théologie rationnelle » (Leçons sur la Philosophie de la religion).

Ainsi, la Logique hégélienne n’est pas un instrument extérieur à la foi, mais la méthode même par laquelle la Raison manifeste la rationalité interne de la Révélation. Les dogmes du christianisme (la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption) expriment, sous forme figurative, la vérité métaphysique du processus par lequel l’Esprit se connaît en devenant autre que soi et en revenant à soi. L’histoire du salut, transposée en langage spéculatif, devient l’histoire de l’Esprit absolu. La « philosophie du christianisme » ne nie donc pas la foi, elle la mène à sa vérité conceptuelle : la foi devient savoir. Tel est le Savoir absolu.

La « scission » dénoncée par Hegel entre la foi et la raison se trouve ainsi abolie dans la Wissenschaft der Logik, où la médiation absolue fait de toute extériorité un moment de l’intériorité. La théologie cesse d’être un discours extrinsèque sur le divin ; elle devient la logique même de l’Absolu. La Raison, en pensant Dieu, ne parle pas d’un objet extérieur : elle est le mouvement de Dieu se pensant lui-même.

De l’immanence à la nécessité transcendantale

Une démarche parallèle, quoique inversée dans son point de départ, se retrouve dans la philosophie de l’action de Maurice Blondel. L’enjeu central consiste à dépasser l’« extrinsécisme », c’est-à-dire la séparation artificielle entre la nature et la grâce, entre la raison humaine et la Révélation divine. Blondel refuse d’opposer radicalement le naturel et le surnaturel : « La pensée moderne, avec une susceptibilité jalouse, considère la notion d’immanence comme la condition même de la philosophie ; or d’autre part, il n’y a de chrétien, de catholique que ce qui est surnaturel » (Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, 1896).

Dans L’Action (1893), la dialectique de la volonté révèle l’aporie constitutive du sujet : le vouloir voulant, aspiration infinie, et le vouloir voulu, réalisation finie, demeurent irréductiblement écartés. L’immanence pure, poussée à son terme, découvre son propre manque ontologique : aucune énergie humaine ne peut combler la distance entre l’exigence absolue du vouloir et ses effets finis. Ce manque n’appelle pas un supplément facultatif, mais un Complément nécessaire, qui, tout en étant transcendant, s’inscrit au cœur même de l’expérience humaine.

La méthode d’immanence établit donc que le surnaturel n’est pas un « ajout » extrinsèque, mais la condition logique de l’immanence achevée. La grâce, loin d’interrompre l’ordre naturel, en est l’accomplissement. La Révélation ne s’impose pas de l’extérieur ; elle s’impose de l’intérieur comme nécessité de cohérence. L’immanence authentique conduit à la transcendance, non par déduction, mais par exigence interne.

Ainsi, de même que la Logique hégélienne convertit la représentation religieuse en concept spéculatif, la méthode blondélienne convertit l’immanence de l’action en révélation de la transcendance. Dans les deux cas, le divin ne s’oppose pas au rationnel ; il s’y manifeste comme sa vérité.

La sublimation comme principe spirituel

Le mouvement qui conduit de la Vorstellung au Begriff chez Hegel, comme celui qui mène de l’immanence à la grâce chez Blondel, relève d’un processus que la psychanalyse qualifierait de sublimation. Freud décrit celle-ci comme la transformation de l’énergie pulsionnelle en création symbolique et spirituelle (Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905). Dans l’ordre philosophico-théologique, la sublimation consiste à convertir la jouissance close du fini en exigence de l’infini, à transfigurer la libido en eros spirituel.

Chez Hegel, la pulsion de savoir s’élève jusqu’à l’Absolu : la pensée, en niant la scission sujet-objet, devient acte d’unification. Chez Blondel, l’énergie du vouloir, déçue par l’insuffisance de ses fins, s’ouvre à une instance transcendante qui l’accomplit sans l’abolir. Dans les deux perspectives, la finitude n’est pas rejetée, mais sublimée ; elle devient le lieu même de la révélation du divin.

Cette dynamique peut être interprétée comme la version métaphysique de la sublimation psychanalytique : le manque, loin d’être comblé par la possession, se transfigure en mouvement de sens. La théologie elle-même se trouve « sublimée » : elle n’est plus simple discours révélé, mais dévoilement rationnel de la structure même du désir de l’Absolu.

Vers une logique unifiée de la Raison et de la Grâce

L’identité de mouvement entre Hegel et Blondel révèle une structure commune : la transcendance n’est jamais extérieure à l’immanence, pas plus que la foi n’est étrangère à la raison. Chez Hegel, la Raison est la forme absolue de la Révélation ; chez Blondel, la Révélation est la condition absolue de la Raison agissante. Dans les deux cas, la philosophie dépasse la scission moderne entre le rationnel et le théologique : elle montre que la vérité de la foi et la vérité de la raison sont une seule et même vérité, sous deux modes distincts de manifestation.

Ce dépassement de l’extrinsécisme et de la scission ne relève ni de la confusion, ni de la fusion ; il relève d’une dialectique de l’Assomption : la grâce assume la nature, la philosophie assume la théologie. La logique hégélienne et la méthode blondélienne constituent les deux versants d’une même ascèse de l’esprit : le devenir de la pensée vers sa propre transcendance.

Conclusion

De la Science de la Logique de Hegel à L’Action de Blondel, le devenir de la philosophie moderne se comprend comme un processus de sublimation de la théologie. La Révélation cesse d’être un fait extrinsèque ; elle devient la nécessité interne du concept et de l’action. La philosophie, loin d’abolir la foi, en accomplit la vérité spéculative ; la foi, loin de renoncer à la raison, en manifeste la destination surnaturelle. Dans l’une et l’autre pensée, le mouvement de la raison vers l’Absolu s’identifie au mouvement même de l’Esprit : la philosophie devient ainsi la forme pleinement consciente du christianisme, et le christianisme, la vérité accomplie de la philosophie.

François-Yassine Mansour

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Négation de l'Esprit chez Julien Rochedy

De la Sophistique apologétique de Matthieu Lavagna à la Méthode d’Immanence de Maurice Blondel : Critique de l’Extrinsécisme dans l'Apologétique

Le Duel du XXIe siècle : Islam et Humanisme athée, ou l’affrontement des abstractions sans Médiateur