Capitalisme, Mauvaise Infinité et Narcissisme théologique


L’intelligence philosophique, lorsqu’elle demeure fidèle à sa vocation spéculative, ne peut se satisfaire d’une description économique ou sociologique des phénomènes modernes : elle doit en dévoiler la profondeur spirituelle. Le capital n’est pas uniquement un système d’échange et de production ; il manifeste, sous sa forme la plus accomplie, une structure spirituelle, un Gestalt de l’Esprit objectif, c’est-à-dire une configuration religieuse de la société devenue autonome et idolâtrique. L’affirmation selon laquelle le capitalisme trouve sa cause motrice dans une « religion irrationnelle », soutenue par une mauvaise théologie, ne relève pas du paradoxe, mais d’une nécessité dialectique : la reconnaissance d’un Esprit devenu étranger à lui-même, d’un Logos qui, cessant d’être ordonné à la vérité, se renverse en principe de domination. Il s’agit d’un nihilisme actif et sociopathique, où la rationalité instrumentale, devenue absolue, a perdu tout lien avec la raison téléologique, ce que Hegel aurait nommé la Vernunft au sens fort.

Le capitalisme moderne ne vit que de ce divorce : rationalité sans raison, spiritualité sans Esprit, foi sans Dieu. Il est le résidu théologique d’une Réforme devenue économie, la théologie déchue d’elle-même en calcul.

Héritage spéculatif : de Max Weber à l’Esprit du Capital

Il faut revenir à l’analyse fondatrice de Max Weber, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), œuvre matricielle pour toute interprétation spirituelle de l’économie moderne. Weber montre que certaines formes du protestantisme ascétique, notamment la doctrine calviniste de la prédestination, ont engendré une rationalité pratique, un habitus du travail et de l’accumulation méthodique : la réussite économique devient le signe (jamais certain, mais constamment recherché) de l’élection divine.

« L’esprit du capitalisme, écrit Weber, est cette attitude qui, dans l’exercice d’une profession (berufsmäßig), recherche systématiquement le profit pour lui-même, à la manière illustrée par Benjamin Franklin. » (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Gallimard, 2003, p. 69). Et plus loin : « Ce n’est pas comme s’il avait grandi uniquement sur le terreau du capitalisme ; l’ordre économique capitaliste d’aujourd’hui est un cosmos monstrueux, dans lequel l’individu est né et qui, en pratique, est une coquille d’acier dans laquelle il est obligé de vivre. » (ibid., p. 182).

Ce que Weber nomme la Berufsethik, l’éthique de la vocation, exprime la mutation d’un principe théologique en principe économique. L’angoisse du salut, ne pouvant plus trouver son apaisement dans la médiation sacramentelle ni dans la grâce, se transforme en effort méthodique, en discipline du travail, en ascèse mondaine. Ce renversement du salut en productivité, de la grâce en rendement, est le noyau métaphysique du capitalisme.

Le capitalisme, ainsi compris, est le prolongement séculier d’un idéal religieux devenu immanent : la transcendance y subsiste sous la forme du calcul, et l’absolu sous celle du profit. L’« esprit du capitalisme » est donc une forme d’eschatologie sans fin, une attente du salut par accumulation, une foi dans la rentabilité comme signe d’élection. C’est pourquoi Weber conclut : « Le puritain voulait être un homme besogneux ; nous devons l’être. Car lorsqu’il s’en fut, l’esprit religieux s’en alla de cette cage d’acier. » (ibid., p. 190).

Ce diagnostic, dans la lecture spéculative du vieil hégélianisme, prend une portée plus métaphysique : il ne s’agit pas seulement d’une mutation éthique, mais d’un renversement du rapport entre l’Esprit et son image. L’idéal de la vocation religieuse (Beruf) s’est cristallisé en vocation économique ; le signe du salut est devenu marchandise ; la théologie s’est changée en comptabilité.

Le Vieil Hégélianisme et la Mauvaise Théologie

Le vieil hégélianisme, fidèle à la cohérence spéculative du système hégélien, offre un cadre de compréhension supérieur à cette mutation. Pour Hegel, la religion n’est pas un simple moment provisoire de l’Esprit : elle est la forme de la vérité absolue dans la Représentation (Vorstellung). La Philosophie de la religion précise : « La religion est le savoir que l’Esprit a de son essence absolue ; elle est la conscience que l’Esprit a de lui-même comme Esprit. » (Leçons sur la philosophie de la religion, trad. J. Gibelin, Vrin, 1947, t. I, p. 28).

Or, quand la religion devient irrationnelle, elle ne cesse pas d’être religieuse ; elle devient théologiquement pervertie. Elle fixe l’Idée dans une figure finie, superstitieuse, particulariste, incapable d’universalité. Cette mauvaise théologie renverse l’ordre de l’Esprit : au lieu que l’Esprit gouverne le monde, c’est le monde qui se divinise.

C’est ce qu’Augusto Vera, traducteur et interprète catholique de Hegel, appelait « le fétichisme du fini » : lorsque le fini (la réussite, la richesse, le pouvoir) est pris pour l’infini, l’Idée est abolie dans son principe. De là vient le protestantisme dévoyé décrit par Weber : une spiritualité devenue gestion, une prière devenue planification.

Là où la religion rationnelle réalise la conciliation de la subjectivité et de l’objectivité dans le concept, la religion irrationnelle les sépare et les fétichise : le sujet devient l’entrepreneur de son salut, et l’objectivité (le monde du travail, du crédit, du rendement) devient le seul sacrement accessible. Ce Dieu abstrait de la rentabilité est la caricature du Dieu concret de l’Esprit, celui qui se réalise dans la communauté et la liberté.

Karl Rosenkranz, dans son Encyclopédie de la vie morale et religieuse, voyait déjà dans cette déviation une forme de « rationalisme mutilé », une « forme sans fondement » où la pensée perd la vie de l’Esprit et devient mécanique. L’aliénation du capitalisme, au sens hégélien, n’est donc pas un accident moral : c’est une structure ontologique, où la raison se retourne contre elle-même.

La Mauvaise Infinité : l’Absolu Perverti en Progression Indéfinie

La logique de cette « mauvaise théologie » correspond, chez Hegel, à ce qu’il nomme la mauvaise infinité (schlechte Unendlichkeit), c’est-à-dire l’illusion d’un progrès indéfini qui ne se ferme jamais sur lui-même. Dans la Science de la Logique, Hegel montre que la véritable infinité (wahre Unendlichkeit) n’est pas un « au-delà » du fini, mais le retour du fini à soi dans le Tout, le mouvement de la médiation accomplie. La mauvaise infinité, au contraire, est l’infinité du toujours-plus, celle d’une fuite en avant sans réconciliation, où chaque fin devient un nouveau commencement sans résolution.

Or, le capitalisme incarne précisément cette forme de fausse infinité : une production sans fin, une accumulation sans mesure, un dépassement perpétuel qui ne vise jamais la totalité spirituelle, mais seulement la multiplication des moyens. Comme l’écrit Hegel : « La mauvaise infinité est la négation de la finitude, mais sans la nier tout à fait ; elle est une répétition monotone du même, sans progrès réel. » (Science de la Logique, I, Livre II). Cette infinité quantitative, qui prétend imiter la liberté absolue, est en réalité la caricature de l’infini divin : elle multiplie les déterminations finies sans jamais atteindre la synthèse qualitative où l’Esprit se reconnaît.

L’économie libérale, par son obsession de la croissance, par l’idéologie du progrès technique et financier, fonctionne ainsi comme une théodicée dégradée : elle nie la finitude concrète de l’homme et la dimension téléologique de l’Esprit, tout en absolutisant la série indéfinie des médiations matérielles. Le travail, l’innovation, la rentabilité deviennent les figures idolâtriques de cette mauvaise infinité : elles promettent l’absolu par addition, alors que seul le retour dialectique à l’unité du sens peut accomplir la véritable infinité.

Le capitalisme, dans cette optique, n’est donc pas seulement une économie faussement spirituelle, mais une logique ontologique pervertie : il substitue à la réconciliation spéculative de l’Esprit un infini abstrait, insatiable, dont la dynamique autodestructrice manifeste l’absence de fondement. Là où la vraie infinité réalise le fini dans l’infini (comme synthèse de la liberté et de la nécessité), la mauvaise infinité enferme l’homme dans un perpétuel « encore », une expansion du manque érigée en métaphysique.

Aliénation Narcissique : la Structure Pathologique de l’Esprit Bourgeois

La psychanalyse vient donner à cette structure sa profondeur subjective. Là où Hegel décrit le processus de l’aliénation dans le travail et la reconnaissance, Freud en décrit la texture intime : l’économie libidinale du Moi.

Freud, dans Malaise dans la civilisation (1930), observe que « le Surmoi d’un individu prend la sévérité du Surmoi de la culture » (trad. J. Laplanche, PUF, 2010, p. 65). Le capitalisme, comme système culturel, impose donc un Surmoi collectif, froid et comptable, qui commande sans relâche : travaille, accumule, produis. Le commandement moral se transforme en impératif économique.

Quand la religion devient irrationnelle, l’Idéal du Moi qu’elle propose est démesuré, perfectionniste et cruel : l’individu doit sans cesse se prouver, se mesurer à la hauteur d’un Dieu devenu rendement. Le Surmoi du capital est la transposition du Deus absconditus calviniste : un Dieu caché, exigeant, jamais satisfait. D’où le désespoir de la réussite : plus l’individu s’élève, plus il se sent vide, coupable, inassouvi.

Lacan, en reprenant la lecture structurale du lien social, montre que le discours capitaliste est un discours sans limite. Dans le Séminaire XVII, il formule : « Le discours du capitaliste tourne rond ; ça marche tout seul, ça consomme, ça produit, mais ça ne lie plus rien. » (Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p. 32). Ce discours court-circuite la Loi symbolique, celle qui introduit la limite et la dette, pour se livrer à une jouissance illimitée : le plus-de-jouir de la marchandise.

La religion irrationnelle devient alors l’idéologie de cette jouissance sans Loi. Elle promet une rédemption par la consommation, un salut par la réussite. Ce que Freud appelait narcissisme des petites différences se mue ici en narcissisme de la possession, où l’identité se mesure à la capacité d’acheter, de paraître, de dominer.

Le narcissisme pathologique devient la structure affective du monde bourgeois. Le Moi collectif, celui du marché, se nourrit de l’image de sa propre puissance ; il jouit de l’exploitation comme d’un miroir. Le lien social est rompu : l’Autre n’est plus un prochain, mais un concurrent. Dans cette perversion, la valeur d’échange remplace la liberté, la reconnaissance se change en quantification, et la personne devient marchandise. Le capitalisme est la métaphysique de l’indifférence.

Conclusion : Pour une Religion Rationnelle

Face à cette dérive, le vieil hégélianisme conserve une pertinence prophétique. La Aufhebung, le dépassement conservateur, ne consiste pas à abolir la religion, mais à la réconcilier avec la raison. L’athéisme du jeune hégélianisme, de Feuerbach à Marx, reste prisonnier de ce qu’il combat : il absolutise la finitude. Il critique la religion comme aliénation, mais ne voit pas que l’abolition de la religion peut devenir elle-même une idolâtrie : celle de la matière, du travail, du pouvoir collectif.

La tâche n’est pas de détruire la foi, mais de la purifier ; non d’abolir la théologie, mais de la rendre rationnelle, c’est-à-dire conforme à la vie de l’Esprit. Comme l’écrivait Hegel : « La religion véritable est celle dans laquelle l’Esprit sait que tout ce qui est, est l’Esprit, et qu’il n’y a rien d’autre. » (Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941, p. 462).

Le combat contre le capitalisme n’est donc pas seulement économique ni politique : il est théologique. Il oppose deux dieux : le Dieu abstrait de la rentabilité et le Dieu concret de la liberté. Entre eux se joue le destin de l’Esprit moderne.

Restaurer une religion rationnelle, c’est rétablir la primauté de l’universel, de l’éthicité, de la reconnaissance mutuelle, autrement dit, rendre à la foi sa dimension spéculative et à la raison sa dimension spirituelle. Là seulement s’ouvre la possibilité d’une société juste, d’une économie de la mesure et non de la démesure.

Car, au fond, le capitalisme n’est pas tant l’ennemi de Dieu que le masque sous lequel Dieu s’absente. L’histoire spirituelle de l’Occident n’a pas encore achevé cette dialectique : il nous revient de la penser jusqu’au bout.

François-Yassine Mansour

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