Souveraineté et Norme Fondamentale : l’unité de l’ordre juridique entre Kelsen et le Geist hégélien


L'article de Boris Barraud "La souveraineté et la norme fondamentale" paru en 2018 dans Les Annales de droit (12 | -1, 09-30, libre accès en ligne) est une pièce maîtresse pour reconstituer les liens entre souveraineté et théologico-politique post-kantien et produire une théorie critique de la souveraineté fidèle à la théologie kantienne et post-kantienne. La philosophie du droit moderne a longtemps entretenu une séparation artificielle entre deux traditions : celle de la souveraineté, issue de la théorie de l’État, et celle de la Norme Fondamentale (Grundnorm), propre au positivisme juridique. Pourtant, comme l’avait déjà remarqué Raymond Carré de Malberg, « le problème du fondement du droit ne fait qu’un avec le problème du fondement de l’État ».

À partir de ce constat, Boris Barraud soutient une thèse décisive : la souveraineté et la Grundnorm ne sont pas deux concepts concurrents, mais deux formulations d’une même idée, celle de la validité suprême de l’ordre juridique. Autrement dit, la souveraineté n’est pas seulement politique : elle est normative, et la Grundnorm n’est pas seulement logique : elle est souveraine.

La souveraineté : le « droit au droit » et la fiction du pouvoir suprême

Depuis Jean Bodin, la souveraineté désigne la puissance absolue et perpétuelle de l’État. Mais son succès conceptuel a engendré une inflation sémantique : de concept fondateur, elle est devenue un mot fétiche. Carré de Malberg la jugeait déjà « embrouillée et obscure ».

En la dépouillant de sa charge théologico-politique, Barraud lui rend sa pureté juridique. La souveraineté, écrit-il en substance, n’est pas une force, mais une fiction normative : une norme suprême attribuant à l’État la compétence de la compétence, c’est-à-dire le « droit de produire du droit ».

Ainsi conçue, la souveraineté cesse d’être une puissance de fait pour devenir un principe de validité. Elle n’est pas le pouvoir d’un souverain empirique, mais la condition de possibilité de toute autorité juridique. C’est ce déplacement du factum vers le jus qui ouvre la voie à une lecture kelsénienne du concept.

La Norme Fondamentale : la transcendantale du droit pur

Hans Kelsen, dans la Théorie pure du droit, élabore la Grundnorm pour répondre à une difficulté logique : si chaque norme tire sa validité d’une norme supérieure, une régression à l’infini guette la pyramide juridique. La Grundnorm vient interrompre cette chaîne en posant une norme première, non positive, mais présupposée : une condition transcendantale de validité.

Cette norme fondamentale n’est pas un texte, ni un fait historique : elle est une hypothèse rationnelle. Elle garantit que le système juridique se fonde sur le devoir-être (Sollen) et non sur l’être (Sein). En cela, Kelsen applique à la science du droit une rigueur néokantienne : il cherche à maintenir la pureté du concept juridique en le détachant de toute contamination empirique.

Mais cette Grundnorm, parce qu’elle transcende le droit positif, suscite le soupçon : n’est-elle pas, sous des dehors laïcs, le retour masqué d’un Dieu du droit ? N’est-elle pas, comme l’ont noté ses critiques, une idée régulatrice à la limite du métaphysique ?

Unification conceptuelle : souveraineté et Grundnorm

Barraud propose alors un geste audacieux : identifier souveraineté et Grundnorm.
Ce n’est pas réduire la première à la seconde, mais reconnaître qu’elles remplissent la même fonction : assurer l’unité et la validité de l’ordre juridique.

La souveraineté, comprise comme « norme attributive de compétence suprême », est la forme politique de ce que la Grundnorm exprime dans l’ordre logique : la présupposition nécessaire pour qu’un ordre juridique existe comme système clos et cohérent.

Dès lors, l’État n’est pas souverain par le fait (puissance), mais par le droit (validité). Sa souveraineté n’est pas l’origine historique du droit, mais son principe rationnel.
Le postulat de validité devient l’essence de la souveraineté ; la fiction juridique devient le cœur de l’État.

L’épilogue hégélien : le Geist comme souverain cosmopolitique

À ce point, la philosophie du droit de Kelsen rencontre la métaphysique de Hegel.
Car si la Grundnorm est la condition de validité de l’ordre juridique, la question demeure : qui, ou plutôt quoi, en est le sujet ? Quelle est la raison ultime de cette validité ?

Kelsen répond par une nécessité de la raison pure juridique ; Hegel répond par la réalité de l’Esprit (Geist).

Pour Hegel, le droit n’est que la première manifestation de la Volonté libre dans le monde. Son développement dialectique culmine dans la Sittlichkeit (éthicité), où la liberté devient institution, où la volonté subjective s’unit à la volonté universelle. L’État, dans cette perspective, n’est pas un fait sociologique, mais l’actualisation de l’Idée éthique, la forme dans laquelle la Raison (Vernunft) se fait monde.

Ainsi, la Grundnorm de Kelsen, fiction de raison pure, trouve dans le Geist hégélien sa vérité spéculative : le fondement du droit n’est pas seulement logique, il est spirituel.
Le souverain n’est pas un monarque, ni un peuple, ni un texte : c’est l’Esprit universel, la Raison à l’œuvre dans l’histoire.

Le monisme juridique kelsénien (l’idée qu’il n’existe qu’un seul ordre juridique, unifié par une norme fondamentale) prend alors un sens métaphysique.
L’unicité de la Grundnorm reflète l’unité de l’Esprit : il n’y a qu’un seul fondement du droit, comme il n’y a qu’une seule Raison agissant à travers les nations. La validité devient la forme juridique de l’unité de l’Esprit.

Conclusion : la réconciliation du positivisme et de la métaphysique

L’identification de la souveraineté et de la Grundnorm permet d’unifier deux pôles longtemps séparés :
le pôle empirico-juridique du positivisme kelsénien, qui cherche la validité sans fondement théologique ; et le pôle spéculatif hégélien, qui voit dans le droit la manifestation de l’Esprit.

En réalité, ces deux démarches convergent : l’une décrit le comment du droit (la validité), l’autre en dévoile le pourquoi (la Raison).
La Grundnorm est le visage logique du Geist ; la souveraineté, son expression institutionnelle.

Le droit cesse alors d’être une simple construction humaine : il devient le mode selon lequel la liberté se pense elle-même, la manière dont l’Esprit universel se donne forme dans l’histoire.

Soulever Kelsen jusqu’à Hegel, c’est restituer au droit sa dimension spirituelle sans le livrer au mysticisme ; c’est comprendre que la raison juridique, poussée jusqu’à sa limite, rejoint la raison spéculative.

Là où Kelsen posait une hypothèse de validité, Hegel reconnaissait déjà une nécessité de l’Esprit.

En somme : la Grundnorm, c’est la souveraineté de l’Esprit.

François-Yassine Mansour

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