L’Union Intellective d’Averroès selon Brenet : la Sublimité de l’Infini et la Mystique de l’Entendement
L’œuvre d’Ibn Rushd (Averroès, 1126-1198) demeure l’un des sommets de la philosophie médiévale, non seulement au sein de la tradition islamique, mais dans toute l’histoire de la pensée. On a souvent réduit l’averroïsme à son monopsychisme, c’est-à-dire à la doctrine de l’Intellect Agent unique et séparé, qui fit scandale chez les théologiens latins du XIIIᵉ siècle. Mais, comme le montre Jean-Baptiste Brenet dans Averroès l’inquiétant (Paris, Les Belles Lettres, 2015), cette doctrine ne se limite pas à une hypothèse de psychologie philosophique : elle constitue une véritable métaphysique de l’unité, enracinée dans le tawḥîd, c’est-à-dire dans l’affirmation coranique de l’unicité absolue de Dieu. La pensée devient ainsi le lieu même où l’unité divine se manifeste.
Dans cette optique, il est possible, voire fécond, de confronter l’interprétation de Brenet à la lecture hégélienne de l’islam, telle qu’elle apparaît dans les Leçons sur la philosophie de la religion. Hegel voit dans l’islam le moment où l’Absolu s’affirme dans sa pure transcendance, avant de se réconcilier dans la médiation du Logos chrétien. L’averroïsme, envisagé selon cette perspective, apparaît comme un épisode crucial de la dialectique de l’Esprit : le point extrême où l’Un, dans sa sublimité, refuse la médiation du fini.
Ainsi se profile un dialogue entre Averroès, Brenet et Hegel, dont il s’agit ici de dégager la signification spéculative.
I. La Doctrine Averroïste : la Pensée comme Lieu de Dieu
Averroès hérite d’Aristote l’idée que l’intellect humain n’est véritablement intellect qu’en acte. Mais il radicalise Aristote en affirmant que cet acte ne peut être produit par un intellect individuel et périssable : il doit provenir d’un principe éternel, séparé, unique pour tous les hommes.
Dans son commentaire au De Anima, il écrit explicitement :
« L’intellect agent est séparé, impassible, immatériel et en acte toujours. »
(Long Commentaire au De Anima, III, 5)
L’intellect possible de l’homme (l’intellect matériel) n’est qu’une puissance vide qui se réalise en s’unissant à l’Intellect Agent. La connaissance véritable n’est donc pas une opération psychologique interne, mais un processus d’union (ittiṣāl) avec l’intellect universel. Cette union n’est pas fusion des substances, mais acte de participation : l’intellect humain reçoit la forme intelligible et devient, le temps de la pensée vraie, l’instrument par lequel l’Intellect Agent se connaît lui-même.
La conséquence en est vertigineuse : la béatitude humaine consiste moins dans la survie personnelle que dans l’effacement de la singularité au profit de l’intellect universel. Averroès affirme dans son Traité décisif (Faṣl al-maqāl) que la perfection de l’homme consiste en l’activité rationnelle pure, activité qui « n’appartient qu’à l’intellect séparé ».
Le salut n’est donc pas individuel : il est intellectif et impersonnel. L’homme parvient à son achèvement non par une identité propre, mais par la cessation de cette identité dans l’acte universel de penser.
Cette conception, souligne Jean-Baptiste Brenet, donne à l’union intellective la structure d’une ascèse : l’individu doit se dénuder de tout sensible pour devenir un pur miroir où la lumière de l’Intellect Agent se réfléchit.
II. Brenet : une Mystique Rationnelle, ou la Théologie du Dieu Sans Visage
Jean-Baptiste Brenet propose une lecture profondément originale : il révèle la dimension mystique de cette union intellective, souvent masquée par les débats scolastiques. L’averroïsme, loin d’être un rationalisme froid, apparaît comme une mystique abstraite, structurée autour des notions soufies de fanāʾ (anéantissement) et de baqāʾ (subsistance en Dieu).
Le fanāʾ, chez les maîtres du soufisme, désigne l’extinction du moi ; Averroès transpose cette extinction au niveau intellectuel. Lorsque l’homme s’élève au pur acte de connaître, son individualité s’efface : ce qui demeure n’est plus lui, mais l’Intellect Agent seul, acte pur et éternel.
Le baqāʾ est la « subsistance en Dieu » après l’anéantissement ; chez Averroès, cette subsistance est impersonnelle : l’Intellect Agent se maintient comme unique sujet de la pensée.
Enfin, le tawḥîd (unité absolue de Dieu) apparaît dans l’averroïsme comme unité absolue de la pensée. C’est le même Dieu qui, pour le théologien, est unique, et qui, pour le philosophe, est unique en tant que pensée agissante.
L’averroïsme devient ainsi une mystique sans médiation, une religion de l’Un sans visage. Brenet écrit avec justesse :
« L’intellect agent est l’indice rationnel de l’unité divine, l’expression conceptuelle du tawḥîd. »
(Averroès l’inquiétant, p. 62)
Il montre qu’Averroès ne trahit pas l’islam : il en déploie la logique intérieure sous la forme la plus rigoureuse.
III. Hegel : l’Islam comme Religion de la Sublimité
C’est ici que la perspective hégélienne éclaire l’enjeu véritable de cette doctrine. Dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel écrit :
« L’islam est la religion de l’abstraction absolue, où Dieu est affirmé comme l’Un sans détermination. »
(Leçons sur la philosophie de la religion, II, trad. Gibelin, p. 220)
L’Infini y est affirmé dans sa pure transcendance, sans médiation, sans incarnation. Hegel appelle cela la sublimité : l’élévation infinie de Dieu au-dessus du monde et de l’homme.
Or l’intellect séparé d’Averroès est précisément la forme spéculative de cette sublimité. L’Un ne se donne pas dans le sensible, ne se communique pas dans l’histoire : il reste abstraction pure. L’homme n’a alors accès à Dieu que par un mouvement négatif, un arrachement, une extinction.
Hegel note encore :
« La distance infinie entre Dieu et l’homme demeure infranchissable ; Dieu n’entre pas dans l’homme, et l’homme ne s’unit à Dieu que par l’anéantissement. »
(ibid., p. 223)
Le monopsychisme devient ici intelligible comme moment dialectique : l’Esprit, à ce stade, se sait comme Infini, mais ne sait pas encore qu’il doit se réconcilier avec le fini.
IV. Du Sublime au Beau : le Passage du Tawḥîd au Logos
Pour Hegel, l’islam représente le moment de l’Entendement (Verstand) dans la religion : il affirme la vérité abstraite de l’Infini, mais il reste incapable de la médiatiser. L’averroïsme n’est donc pas une impasse : il constitue un degré nécessaire dans la révélation progressive de l’Esprit.
Dans le christianisme, écrit Hegel,
« L’Infini devient concret, il s’incarne ; l’absolu se médiatise et se réconcilie avec le fini. »
(ibid., III, p. 112)
Ainsi, le Logos chrétien n’abolit pas le tawḥîd : il en révèle la vérité accomplie. L’unité de Dieu ne reste pas abstraction : elle devient relation, amour, médiation, Trinité.
Averroès pense Dieu sans visage ; Hegel pense le Dieu qui a un visage.
Chez l’un, la lumière consume ; chez l’autre, elle transfigure.
Ce passage du sublime au beau marque la transition du monothéisme abstrait à la réconciliation trinitaire.
Conclusion : la Souveraineté de l’Intellect et la Destinée de l’Esprit
L’interprétation de Brenet, éclairée par Hegel, montre qu’Averroès n’est pas un rationaliste isolé, mais un moment de l’histoire universelle de l’Esprit. L’intellect unique est l’expression spéculative d’une souveraineté cosmopolitique : la pensée, en son acte, appartient non pas à l’individu, mais à l’Un.
Ainsi :
-
Le souverain véritable n’est pas l’homme, mais l’Intellect Agent, principe unique de toute connaissance.
-
L’homme est sauvé non par son identité, mais par sa participation à ce principe universel.
-
Cette union est le sommet d’un monothéisme sans visage, que le christianisme sublate en réconciliation.
Averroès manifeste la grandeur tragique d’un Dieu qui sauve en détruisant l’individu ; Hegel révèle la vérité ultime de ce tragique : l’Esprit ne veut pas seulement l’Un, mais l’Un réconcilié avec le multiple.
L’union intellective apparaît alors non comme une impasse du rationalisme, mais comme la mystique de l’Entendement, prélude à la médiation du Logos. Elle représente l’un des sommets arides où l’Esprit expérimente l’abstraction absolue avant d’apprendre, dans le christianisme, à s’aimer lui-même dans la finitude.
François-Yassine Mansour
Commentaires
Enregistrer un commentaire