Le Narcissisme en Miroir : du Nihilisme à l’Identité « absolue »
Le diagnostic que je propose, après la critique de l'athéisme identitaire de Julien Rochedy, est simple en sa ligne, mais exigeant dans sa démonstration : il existe deux structures narcissiques antagonistes mais dialectiquement reliées: d’un côté le narcissisme pathologique qui aboutit au nihilisme (le Moi figé, fermé sur le néant), de l’autre un narcissisme « élargi » qui, compris selon une ontologie chrétienne-idéaliste, s’achemine vers un Moi ancré en l’Absolu (le Moi « christique »). Le passage de l’un à l’autre n’est pas une simple permutation psychologique : c’est une transmutation structurale qui suppose la rupture ou l’acceptation de la castration symbolique, la sortie du mimétisme rival et l’inscription dans une médiation transcendantale.
Freud, Lacan et Chasseguet-Smirgel nous livrent trois perspectives:
Freud et la topique narcissique : du narcissisme primaire à l’échec de relation d’objet
Dans la métapsychologie freudienne, le narcissisme primaire désigne l’auto-investissement originaire du Moi ; pour Freud, la maturation psychique implique le déplacement progressif de cette investiture vers l’objet. Lorsque ce déplacement échoue, le sujet demeure prisonnier d’un Moi auto-centrique qui répète indéfiniment son auto-affirmation, forme clinique associée au narcissisme pathologique. Ce verrouillage libidinal s’accompagne d’une impossibilité de réinscription dans la triangulation œdipienne et dans l’économie symbolique qui institue la parole et l’altérité.
Lacan : la castration comme condition structurante du sujet et son refus comme refus de dialectique
Lacan reformule cet échec sous la figure de la « castration symbolique » et du Nom-du-Père : accepter la castration, c’est accepter la limite qui permet au désir de se constituer et au langage de fonder la subjectivité. Le refus de la castration n’est pas une simple réticence morale mais une défense structurale qui fige le Moi dans une « totalité » imaginaire, une totalité qui, faute d’être dialectisée, retourne au nihilisme. Autrement dit : refuser la castration symbolique, c’est refuser la médiation, refuser le Devoir-de-Nom qui ouvre la scène du social.
Chasseguet-Smirgel : la « maladie d’idéalité » et l’idéal du Moi comme rempart contre la perte
Janine Chasseguet-Smirgel a formulé avec force clinique la notion de « maladie d’idéalité » : le Moi malade cherche à restaurer la toute-puissance infantile en construisant un Idéal du Moi totalisant qui nie la castration symbolique et l’énigme de la séparation. Ce mouvement conduit à une idéalisation rétrograde: l’idéal devient masque, le surmoi idéalisé devient tyrannie intérieure. Clinique et politique se rejoignent : la maladie d’idéalité fabrique des formations du Moi qui prennent l’identitaire pour réparation contre la vulnérabilité originaire.
Le nihilisme identitaire : quand la quête d’identité se retourne en négation
Sur ce fond clinique, le nihilisme identitaire apparaît comme une tentative paradoxale : en voulant affirmer une identité fermée et « absolue » sans médiation symbolique, le sujet exhibe non pas la connaissance d’une essence, mais l’affirmation du néant comme valeur ultime. L’essentialisme identitaire se révèle alors comme un geste d’étanchéité face à la perte: il n’atteint jamais la vérité de l’identité parce qu’il refuse la dialectique nécessaire à toute synthèse autonome. Là où l’identité est prétendue comme point fixe, elle est en réalité un écran défensif.
Un exemple contemporain : les formes populistes-identitaires
Lorsque des discours publics exaltent l’identité close, en insistant sur la pureté, la permanence, l’exclusion de l’altérité, ils peuvent fonctionner comme manifestations collectives de la maladie d’idéalité. Pour prendre un exemple récent publié : plusieurs interventions publiques de penseurs identitaires mettent en scène la nostalgie d’un « nous » fermé, et refusent la complexité dialectique qui fonde la reconnaissance réciproque (entre autres matériaux consultables dans leurs entretiens publics). J’insiste : il s’agit ici d’une lecture analytique et polémique visant à montrer la cohérence structurelle entre posture identitaire et refus de la castration symbolique, non d’un diagnostic psychiatrique d’un individu.
René Girard : du romantisme mimétique à la spiritualisation par l’imitation du Christ
Girard décrit le romantisme comme un régime dominé par le désir mimétique interne : le rival devient modèle et obstacle, la violence mimétique se cristallise, et la culture tente de canaliser par la violence sacrificielle. La sortie de ce cercle, la « transmutation » vers le spiritualisme chrétien, consiste, selon Girard, en l’imitation du Christ, modèle non-rival : abandonner la compétition mimétique et rompre le cycle sacrificiel. Cette conversion mimétique transforme l’orientation du désir et ouvre la possibilité d’un moi qui s’ouvre hors du cercle fermé du vouloir-posséder.
Fichte et le Moi absolu : poser l’altérité pour se connaître
Dans la tradition idéaliste, Fichte articule une notion de Moi qui « se pose » et, pour se connaître, doit poser un Non-Moi ; la dialectique du Je et du Nicht-Ich est alors le moteur de la conscience. Le Moi absolu fichtéen n’est pas une domination solipsistique : il ne s’autoconsole que s’il est capable de reconnaître et d’intégrer l’altérité qu’il a lui-même posé. Ainsi, le « Moi absolu » authentique se réalise dans la tension vers la synthèse, non dans la clôture. C’est ce mouvement réfléchissant et relationnel que je veux entendre par « narcissisme élargi ».
Le Moi christique : kénose, castration acceptée, et dialectisation de l’ego
Si l’on admet l’hypothèse théologico-philosophique que le Moi christique est le paradigme d’un absolu qui accepte la finitude (la kenosis), alors la dynamique est claire : l’acceptation de la perte, de la limite et de l’altérité permet au Moi de se dialectiser et d’accéder à une universalité vraie. Ce Moi-là n’est pas une défaite du sujet mais sa transfiguration : le renoncement narcissique n’est pas effacement mais ouverture vers la reconnaissance réciproque et vers l’Autre-Absolu.
Psychiquement, le refus de la castration fige le sujet dans des défenses rigides : haine de l’altérité, projection, construction d’ennemis-mirroirs, et, souvent, mobilisation politique autoritaire. Socialement, l’adhésion à des récits identitaires fermés produit des institutions et des pratiques qui refusent l’épreuve démocratique de la reconnaissance. À l’inverse, l’acceptation symbolique ouvre la possibilité d’une universalité concrète, non idéologique, qui reconnaît la dignité absolue de l’autre.
Conclusion dialectique : pourquoi la transmutation girardienne du romantisme est aussi une voie pour la guérison du narcissisme
La synthèse que je défends est double et tendue : d’un côté, l’appropriation narcissique et nihiliste traduit l’échec symbolique et le repli sur le néant ; de l’autre, la transmutation girardienne, complétée par la dialectique fichtéenne et la kénose christologique, décrit une praxis de salut où le Moi s’élargit en s’éprouvant dans l’altérité et dans l’Ouvert divin. Cliniquement, socialement et théologiquement, la guérison ne passe pas par la célébration d’un Moi fermé mais par sa dialectisation: la castration acceptée, l’amour du prochain, et la conversion mimétique vers un modèle non rival.
François-Yassine Mansour
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